
Les Tricksters et Révélateurs : Ceux qui font trébucher les héros pour mieux les élever
Introduction : Ces figures troubles qui éclairent l’ombre
Dans les grands récits mythologiques, on célèbre souvent les héros, les sages et les mentors. Mais qu’en est-il de ceux qui les mettent à l’épreuve ? Ceux qui les provoquent, les déstabilisent, les poussent dans leurs retranchements ? Ces personnages ambigus, parfois moqués, souvent redoutés, jouent pourtant un rôle essentiel :
Ce sont les tricksters, les révélateurs, les semeurs de chaos fertile.
Ils ne guident pas; ils déstabilisent.
Ils ne réconfortent pas; ils révèlent les failles.
Et sans eux, il n’y aurait tout simplement pas de transformation.
À travers les mythes anciens et les récits modernes, cet article propose de plonger dans l’univers fascinant de ces figures troubles; qui, loin d’être des ennemis, sont peut-être les vrais artisans de la transformation.
Dans l’excellent série pop culture d’Alexandre Astier: Kaamelott, ces rôles sont incarnés par Méléagant et Morgane. Mais ils s’inscrivent dans une longue tradition mythologique : Loki, Hermès, Méphistophélès, tous partagent ce statut étrange de perturbateurs nécessaires.
Ce sont des forces initiatiques, des cailloux semés sur le chemin du héros pour le faire trébucher, et peut-être, enfin, regarder en lui-même.
Trickster vs Révélateur : deux visages d’une même fonction
Le Trickster : le perturbateur malin
Le trickster est une figure universelle du récit traditionnel. Il est celui qui ne respecte aucune règle, qui joue avec les limites, qui se rit des dieux et des hommes.
Parmi les plus connus, on trouve :
- Loki dans la mythologie nordique : rusé, instable, à la fois complice et traître des dieux.
- Hermès chez les Grecs : messager, voleur, inventeur de la lyre, maître des passages et des métamorphoses.
- Coyote dans les traditions amérindiennes : à la fois héros et imbécile sacré.
- Anansi, l’araignée ouest-africaine, maître du mensonge et de la ruse joyeuse.
Leur but n’est pas de nuire, mais de déranger l’ordre établi pour provoquer un rééquilibrage, une révélation, une évolution.
Le Révélateur : celui qui dévoile les failles
Le révélateur, lui, est plus grave. Il n’invente rien, mais dévoile ce qui est déjà là : les fissures, les contradictions, les illusions.
Il agit par présence, par parole, par silence.
Ce peut être :
- Méléagant, dans Kaamelott, incarnation du doute et du néant.
- Morgane, détentrice d’un savoir caché, qui vient ébranler les dogmes.
- Méphistophélès, qui ne tente pas Faust par le mal, mais par la vérité brutale.
Le trickster joue, le révélateur tranche. Mais tous deux mettent le héros en crise, car la chute est le début de la métamorphose.
Méléagant : de chevalier félon à figure du doute absolu
Dans la légende médiévale :
- Méléagant (ou Meleagant, Meleagans) est un chevalier félon dans Lancelot ou le Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes (XIIe siècle).
- Il est le fils du roi Baudemagus, souverain du royaume de Gorre, un lieu mystérieux où les étrangers sont prisonniers.
- Il enlève la reine Guenièvre, ce qui lance Lancelot dans sa quête. Il incarne la violence désordonnée, l’anti-honneur chevaleresque.
- À la fin du récit, Lancelot le tue dans un combat symbolique : le chaos est vaincu par la fidélité à l’idéal.
Dans Kaamelott :
Il agit comme un prêtre noir du doute, opposé à la foi des chevaliers dans le Graal.
Alexandre Astier en fait une figure archétypale du vide intérieur, quasi démoniaque, hors du temps, qui se nourrit des failles intérieures des héros.
Il ne combat pas, il suggère, glisse dans l’ombre, désintègre les certitudes.
Il est une métaphore du désespoir moderne, un révélateur de vide spirituel.
Dans Kaamelott, Méléagant est une création originale, inspirée d’un personnage secondaire de la légende arthurienne. Mais chez Alexandre Astier, il devient une entité quasi métaphysique, le révélateur du vide intérieur, l’homme en noir qui parle doucement pendant que le monde s’effondre.
Il ne frappe pas. Il fait douter.
Il ne condamne pas. Il suggère.
Il ne ment pas. Il propose des vérités insoutenables.
Il a aussi une forte résonance mythique avec Loki :
Et tous deux font basculer les héros dans l’autre face d’eux-mêmes.
Tous deux apparaissent quand l’équilibre est brisé.
Tous deux jouent avec le doute, déforment la réalité, exposent l’incohérence du monde.
« Je suis là quand les hommes tombent. »
Face à lui, Lancelot perd ses repères, devient l’instrument d’un idéal corrompu. Arthur, lui, est poussé au bord de l’abîme, vidé de sa foi en la Quête, en les dieux, en lui-même.
Méléagant n’est pas « le Mal » au sens manichéen. Il est le trou dans la cuirasse, la fissure qui montre que le système est déjà en ruine. Il n’est pas un ennemi à vaincre. Il est une nécessité à traverser. Il ne crée rien — il révèle.
Morgane : sorcière lucide et l’éclaireuse du chaos

Morgan le Fay
Frederick Sandys (1829–1904)
Peintre préraphaélite britannique
1864
Dans la légende médiévale :
- Morgane (ou Morgane la Fée) est souvent la sœur ou demi-sœur d’Arthur.
- Elle est formée à la magie par Merlin, et devient une femme savante, guérisseuse ou sorcière, selon les versions.
- Dans le Cycle de la Vulgate, elle est jalouse, manipulatrice, parfois bienveillante : une figure ambivalente du féminin.
- Dans certaines versions, c’est elle qui emmène Arthur à Avalon pour le soigner après la bataille finale de Camlann. Elle est alors gardienne du seuil, passeur entre les mondes.
Elle est donc ambivalente, à la fois sorcière et sauveuse, danger et salut.
Dans Kaamelott :

Morgan gives Arthur the fake Excalibur
Manuscrit médiéval enluminé
British Library MS 38117
British Library, Londres
Elle incarne la gardienne du savoir qu’on ne veut pas entendre, l’opposition à l’ordre masculin, tout en comprenant les mécanismes du pouvoir mystique. Elle sait que la Quête échouera. Elle connaît l’usure du système, l’échec programmé des hommes. Elle est Morgane, la sorcière lucide.
Elle est une figure du féminin sacré et dangereux, qui ne détruit pas, mais dévoile. À ce titre, elle se rapproche de la sorcière jungienne ou de l’anima inversée : celle qui incarne la connaissance refoulée.
Face à elle, Arthur doit douter. Et dans le doute, il peut commencer à se voir lui-même, au-delà de la fonction de roi.
Elle représente le féminin archaïque, la sorcière détentrice du savoir caché, celle qui connaît les secrets de la Quête, les vérités que même Merlin tait.
Elle ne cherche pas à convaincre. Elle observe, met en garde, dévoile l’orgueil des hommes. Elle fait partie de ces figures qui rendent possible une autre lecture du monde — mais à un prix : abandonner la sécurité, les dogmes, les illusions.
Comme Méléagant, elle n’est ni ennemie ni alliée. Elle est celle qui ouvre les yeux du héros… même si c’est douloureux.
Loki : le perturbateur divin
Dans la mythologie nordique :

Loki, le dieu nordique du chaos et du mensonge, tenant un filet de pêche. Extrait d’un manuscrit islandais du XVIIIe siècle, le SÁM 66, conservé à la Bibliothèque nationale et universitaire d’Islande (Landsbókasafn Íslands – Háskólabókasafn).
- Loki est le dieu du chaos, de la ruse et de la transformation.
- Il est à la fois ami et ennemi des dieux d’Asgard.
- Il est responsable de la mort de Baldr, l’un des dieux les plus aimés, et sera enchaîné jusqu’au Ragnarök.
- Mais il est aussi le père de créatures fondamentales comme Fenrir (le loup), Hel (la mort) et Jörmungandr (le serpent du monde).
- Il incarne la nécessité du désordre pour permettre au cosmos d’évoluer.
Fonction symbolique :
- Trickster par excellence, Loki fait sauter les barrières.
- Il révèle les hypocrisies des dieux, provoque, met à nu.
- Il n’est ni bon ni mauvais, mais inévitable : sans lui, pas de remise en question.
Hermès : le messager aux pieds ailés
Dans la mythologie grecque :
- Hermès est le messager des dieux, le dieu des voleurs, des voyageurs, des commerçants, des frontières et des passages.
- Il est aussi psychopompe : il guide les âmes vers l’au-delà.
- Dès sa naissance, il vole les troupeaux d’Apollon et invente… la lyre !
- Il est une figure de l’intelligence vive, du déplacement, du langage.
Fonction symbolique :
- C’est un trickster civilisé, celui qui brise les codes avec style.
- Il représente l’adaptabilité, la médiation, l’innovation.
- Contrairement à Loki, il n’est pas destructeur, mais recompose sans cesse le monde.
Le Trickster comme accoucheur d’âme
Tous ces personnages — Méléagant, Morgane, Loki, Hermès — partagent une fonction essentielle dans la structure du mythe : ils provoquent l’initiation.
Ils ne sauvent pas; ils mettent à l’épreuve.
Ils ne guident pas; ils ouvrent les yeux — même si cela fait mal.
En ce sens, le trickster est un accoucheur d’âme. Il fait chuter, non pour punir, mais pour révéler ce qui dort en soi.
Sans lui, pas de métamorphose.
Dans les récits initiatiques, le héros ne grandit pas grâce à la victoire. Il grandit en chutant, en se brisant, puis en se reconstruisant autrement. Méléagant et Morgane, comme Loki ou Méphistophélès, sont les figures de la crise, de la désintégration nécessaire à la transformation. Ils sont là pour accoucher l’âme du héros.
Carl Jung voyait dans ces figures des projections de l’ombre intérieure: ce que le héros refuse de voir en lui, jusqu’à ce que l’épreuve le force à regarder.
« On ne devient pas lumineux en imaginant des figures de lumière, mais en rendant l’ombre consciente. » – C.G. Jung
Conclusion : Trébucher pour se rencontrer
Et si le vrai mentor du héros… était celui qui le fait tomber ?
Celui qui l’oblige à se dépouiller de ses illusions, à traverser le feu intérieur ?
Dans les mythes, dans les contes, dans Kaamelott, la chute est souvent l’acte fondateur du héros véritable. Elle est un passage.
Et ceux qui provoquent cette chute — tricksters, révélateurs, sorciers, démoniaques ou lucides — sont les vrais moteurs de la transformation.
Ils ne sont ni bons ni mauvais.
Ils ne sauvent pas, mais rendent la chute féconde.
Ils sont les cailloux sur le chemin, ceux sur lesquels on trébuche — pour enfin voir ce qu’on porte en soi.
